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http://www.lemonde.fr/actu/international/exyougo/kosovo/articles/990121/report.htm


Jeudi 21 janvier 1999

Les morts de Racak ont-ils vraiment été massacrés froidement ?

La version des faits qu'ont répandue les Kosovars laisse subsister plusieurs interrogations. Belgrade affirme que les quarante-cinq victimes étaient des « terroristes » de l'UCK, tombés au cours des combats, mais refuse toute enquête internationale

Un film sur l'opération policière contredit la version reprise par l'OSCE

PRISTINA (Kosovo)*de notre envoyé spécial Christophe Châtelot

Le massacre de Racak n'est-il pas trop parfait ? De nouveaux témoignages recueillis, lundi 18 janvier, par le Monde, jettent un doute sur la réalité de l'horrible spectacle des corps entassés de dizaines d'Albanais qui auraient été sommairement exécutés par les forces de sécurité serbes dans la journée de vendredi. Ces victimes ont-elles été exécutées à froid, comme le dit l'UCK, ou bien tuées au combat, comme l'affirment les Serbes ?

Selon la version recueillie et diffusée par la presse et les observateurs de la mission de vérification au Kosovo (MVK) de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), le massacre a lieu, le 15 janvier, en début d'après-midi. Des policiers serbes « cagoulés » pénètrent dans le village de Racak bombardé depuis le matin par des blindés de l'armée yougoslave. Ils enfoncent les portes des habitations, pénètrent dans les maisons, intiment l'ordre aux femmes d'y demeurer pendant qu'ils poussent les hommes à la sortie du village pour les exécuter tranquillement d'une balle dans la tête non sans en avoir préalablement torturé et mutilés quelques uns. Les Serbes, diront même certains témoins, exécutaient leur basse besogne en chantant, avant de quitter les lieux vers 15 h 30.

Le récit de deux journalistes de la télévision Associated Press TV (APTV), qui ont filmé l'opération policière de Racak, contredit ce récit. Lorsqu'à 10 heures, ils entrent dans la localité dans le sillage d'un véhicule blindé de la police, le village est presque désert. Ils progressent dans les rues sous le feu de tireurs de l'Armée de libération du Kosovo (UCK) embusqués dans les bois qui dominent le village. Ces échanges de tirs dureront tout le temps de l'intervention, avec plus ou moins d'intensité. C'est dans les bois qu'ont lieu l'essentiel des combats. Les Albanais qui ont fui le village dès les premiers tirs d'obus serbes, à l'aube, ont tenté d'y trouver leur salut. Là, ils sont tombés sur des policiers qui ont pris le village à revers. L'UCK est prise en tenailles.

Ce que les policiers attaquent violemment, vendredi, c'est une place forte des indépendantistes albanais de l'UCK. La quasi-totalité des habitants ont fui Racak durant la terrible offensive serbe de l'été 1998. A quelques exceptions près, ils ne sont pas revenus. « Seules deux cheminées fument », remarque un des deux journalistes d'APTV.

L'opération serbe n'est donc pas une surprise, ni un secret d'ailleurs. Au matin de l'attaque, une source policière donne un tuyau à APTV : «Venez à Racak, il se passe quelque chose. » Dès 10 heures, l'équipe est sur place, aux côtés des policiers ; elle filme depuis une crête surplombant le village puis dans les rues dans le sillage d'un véhicule blindé. L'OSCE est également prévenue de l'action. Deux équipes, au moins, d'observateurs internationaux assistent aux combats depuis une hauteur d'où ils aperçoivent en partie le village. Ils pénétreront dans Racak peu après le départ des policiers. Ils s'enquièrent alors de la situation auprès de quelques Albanais, insistent pour savoir s'il y a des civils blessés. Vers 18 heures, ils redescendent quatre personnes – deux femmes et deux vieillards – très légèrement blessés vers le dispensaire de la ville voisine de Stimje. Les vérificateurs se disent alors « incapables d'établir un bilan de cette journée de combats ».

La publicité que la police serbe fait autour de cette opération est intense. Dès 10 h 30, elle diffuse un premier communiqué. Elle annonce qu'elle a « encerclé le village de Racak dans le but d'arrêter les membres d'un groupe terroriste qui a tué un policier » le dimanche précédent. A 15 heures, un premier bilan fait état de quinze Albanais tués dans les combats. Le lendemain, samedi, elle se félicite de la réussite de l'opération qui, selon elle, s'est soldée par la mort de dizaines de « terroristes » de l'UCK et la saisie d'un lot d'armes important.

La tentative d'arrestation d'un Albanais, meurtrier présumé d'un policier serbe, a tourné au massacre. A 15 h 30, la police quitte les lieux sous les tirs, sporadiques, d'une poignée de combattants de l'UCK qui résistent encore à la faveur de ce terrain escarpé et difficile. Rapidement, les premiers rescapés albanais redescendent vers le village, ceux qui avaient réussi à se cacher sortent de l'ombre et trois véhicules de la MVK pénètrent dans le village. Une heure après le départ des policiers, la nuit tombe.

GUIDÉS PAR L'UCK

Le lendemain matin, la presse et la MVK viennent constater les dégâts provoqués par les combats. C'est à ce moment-là que, guidés par des combattants en armes de l'UCK qui ont réinvesti le village, ils découvrent le fossé où gisent, entassés, une vingtaine de corps, presque exclusivement des hommes. En milieu de journée, le chef de la MVK en personne, le diplomate américain William Walker, arrive sur les lieux et déclare son indignation devant les atrocités commises par « les forces de police serbe et l'armée yougoslave ».

La condamnation est sans appel. Pourtant des interrogations demeurent. Comment les policiers serbes ont-ils pu réunir un groupe d'hommes, les diriger tranquillement vers le lieu de l'exécution alors qu'ils n'ont cessé d'être sous le feu des combattants de l'UCK ? Comment le fossé situé en bordure de Racak a-t-il pu échapper au regard des habitants, familiers des lieux, présents avant la tombée de la nuit ? Et à celui des observateurs présents pendant plus de deux heures dans ce tout petit village ? Pourquoi si peu de douilles autour des cadavres, aussi peu de sang dans ce chemin creux où vingt-trois personnes sont censées avoir été abattues à bout portant de plusieurs balles dans la tête ? Les corps des Albanais tués au combat par la police serbe n'ont-ils pas été plutôt réunis dans le fossé pour créer une scène d'horreur qui ne devait pas manquer de soulever l'effroi de l'opinion publique ? La violence et la rapidité de la réaction de Belgrade, qui a donné quarante-huit heures au chef de la MVK pour quitter la Yougoslavie, ne signifient-elles pas que les Yougoslaves sont sûrs de ce qu'ils avancent ?

Seule une enquête internationale au-dessus de tous soupçons permettra de lever les zones d'ombres. Des médecins légistes finlandais et biélorusses étaient attendus, mercredi, à Pristina pour assister aux autopsies pratiquées par des médecins yougoslaves. Le problème est que les autorités de Belgrade ne se sont jamais montrées coopérantes dans cette affaire. Pourquoi ? Quelles que soient les conclusions des enquêteurs, le massacre de Racak montre que l'espoir d'aboutir à un règlement prochain de la crise au Kosovo paraît bien illusoire.


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