Le jeudi 21 janvier 1999
Libération, Paris

Vendredi, Serbes et Kosovars s'affrontent dansle village. 
Le lendemain, la presse annonce un massacre...

Neuf questions sur les morts de Racak

Par HÉLÈNE DESPIC-POPOVIC, 
PIERRE HAZAN (À PRISTINA) 
ET JEAN-DOMINIQUE MERCHET

Le jeudi 21 janvier 1999


Le massacre de Racak sera-t-il un tournant? A l'automne, un autre massacre, celui d'une famille dont même les bébés avaient été tués, à Gornje Obrinje, avait ému l'opinion et fait bouger l'Otan. Elle avait menacé Belgrade de frappes aériennes et le médiateur américain Richard Holbrooke avait obtenu du président yougoslave Slobodan Milosevic qu'il cesse une campagne guerrière qui avait jeté sur les routes des centaines de milliers de réfugiés. En sera-t-il de même aujourd'hui? Dès samedi, William Walker, chef de l'OSCE, a parlé de «crimes contre l'humanité». Hier, il a expliqué à Libération à Pristina qu'il n'avait «pas un mot à retrancher à ses déclarations».Retour en neuf questions sur les zones d'ombre d'un massacre aux versions contradictoires.

1. De quoi est-on sûr?

Vendredi dernier, à 7 heures du matin, la police serbe lance une opération contre le village de Racak. Elle affirme qu'elle est à la poursuite d'un groupe de «terroristes» de l'Armée de libération du Kosovo (UCK) qui, quelques jours auparavant, a tué un policier. Les combats durent toute la journée autour de trois villages, Racak, Belince et Malopoljce. La branche politique de l'UCK annonce à 11 h 30 que des combats ont fait des morts des deux côtés. Ces échanges de tirs font l'objet de nombreuses dépêches d'agences de presse internationales (AFP, Reuter, AP). Les journalistes restent à la périphérie des combats. Ils racontent tous que des observateurs internationaux (certains spécifient qu'il s'agit d'Américains) sont là qui, eux non plus, ne peuvent aller plus loin. Ils observent que des combats à l'arme lourde se déroulent. Chars et canons anti-aériens chez les Serbes, où l'armée appuie la police. Les indépendantistes albanais répliquent avec des armes légères et des mortiers. Seule une équipe de télévision de l'agence américaine APTV est autorisée par les forces serbes à filmer l'opération dans le village. Le centre d'information serbe, citant la police, annonce que quinze «terroristes» ont été tués et de nombreuses armes saisies. A 15 h 20, le numéro deux de l'OSCE, dont les vérificateurs observent les affrontements depuis 8 h 45, contacte un général serbe et demande l'arrêt des combats. L'OSCE annonce à 16 h 45 que les combats ont cessé. A 17 heures, les forces serbes se retirent. Dans la soirée, le centre d'information albanais qui, dans un premier bilan, avait fait état d'un mort, mentionne sept tués. Le lendemain matin, des vérificateurs de l'OSCE découvrent des corps, dont une vingtaine dans un ravin en haut du village investi par l'UCK. Le chef de la mission de l'OSCE, l'Américain William Walker, parle de «crime contre l'humanité» qui a fait des victimes civiles, exécutées à bout portant. Le même matin, la police serbe crie victoire et parle de dizaines de «terroristes» tués.

2. Qui sont les morts?

Ils s'appellent Bajram Sokol Mehmeti, 54 ans, Hanumshahe Bajram Mehmeti, 22 ans, Razah Makiq Beqa, 54 ans, Zenel Shefket Beqa, 12 ans, Kamile Mustafe Selmani, 80 ans... Leurs corps ont été trouvés à Racak. De source albanaise, ils étaient des civils auxquels viennent s'ajouter les corps d'une huitaine de soldats de l'Armée de libération du Kosovo, dont celui de Shaqir Berisha, Mehmet Zenun Mustafa et Kadri Syla. Le nombre des victimes diffère selon les sources. L'OSCE en donne 37, les Américains 45 et les Albanais 51. Selon l'OSCE, dans le ravin, les deux tiers des victimes avaient plus de 50 ans. Des douilles se trouvaient à proximité et, toujours selon les mêmes sources, elles provenaient uniquement d'armes des forces serbes. Lundi, Racak a été l'objet d'affrontements entre indépendantistes et forces serbes, lesquelles se sont emparées par la force des cadavres qui étaient entreposés à la mosquée. Les corps ont été apportés à la morgue de Pristina. Deux équipes étrangères de médecins légistes sont arrivés en Yougoslavie pour les examiner. Mais, outre les médecins serbes, seuls les vérificateurs de l'OSCE et des médecins biélorusses y ont eu accès. En revanche, l'équipe finlandaise était encore hier soir à Belgrade. Un porte-parole de l'OSCE a déclaré qu'«elle n'avait pas eu l'autorisation de se rendre à Pristina». A l'automne, déjà, des médecins légistes finlandais n'avaient pu avoir accès aux corps des victimes d'un précédent massacre.

3. Comment l'information est-elle parvenue?

L'OSCE a expliqué, hier, qu'après le retrait des forces serbes intervenu à 17 heures vendredi, des villageois ont rapporté, en un lieu indéterminé (qui n'est pas Racak), à des vérificateurs, que vingt-quatre hommes avaient été arrêtés à Racak. Ces vérificateurs n'ont pas réussi alors à en réunir les preuves et, la nuit tombée, ont dû rentrer. Journalistes et observateurs arrivaient pratiquement simultanément le samedi sur les lieux des affrontements de la veille. Dans le village, ils trouvaient l'UCK qui les menait droit à la petite tranchée où se trouvaient une vingtaine de corps. Ils découvraient d'autres corps dispersés. Un seul a été ramené dans sa maison, celui d'un homme sans tête. Journalistes et observateurs se sont entretenus avec deux ou trois témoins, presque toujours les mêmes. William Walker a rejoint l'équipe d'observateurs et pris immédiatement une position tranchée en accusant les forces serbes d'un «crime contre l'humanité».

4. Quelles sont les versions en présence?

Samedi, au village, les Albanais présentent l'opération comme une expédition punitive contre un village tranquille, gardé par seulement huit combattants, lesquels ont tous péri. Une fois encerclés, les villageois des maisons du haut ont été mitraillés en tentant de s'enfuir. Vers midi, les forces serbes entrent dans le village, enferment femmes et enfants dans les caves, et emmènent une vingtaine d'hommes, jeunes comme vieux, que l'on retrouve exécutés plus haut, le plus souvent d'une balle dans la tête. Une jeune fille qui s'oppose est tuée d'une balle dans le front. Un homme est décapité. Les autorités serbes disent qu'il n'y a pas eu massacre mais mise en scène. Leurs forces ont essuyé des tirs et tué des combattants. Ils affirment que ces derniers ont ensuite été rassemblés, dépouillés de leurs uniformes et revêtus de vêtements civils. Ils accusent l'Américain William Walker de s'être prêté à la manipulation et le déclarent persona non grata.

5. Quels éléments ont jeté le doute?

Un journaliste de l'AFP a rencontré samedi matin à Racak un observateur étranger qui lui a confié avoir pénétré la veille dans le village. Il était 17 heures. Les combats avaient cessé, les forces serbes s'étaient retirées et les habitants rentraient dans le village, raconte-t-il. L'observateur ne dit pas avoir vu ou entendu quoi que ce soit de particulier, mais réclame l'anonymat. Des membres français de la mission, interrogés lundi par téléphone par Libération, disent ignorer que des observateurs aient pénétré dans le village le soir même. Ils disent simplement savoir que des équipes avaient tourné dans les environs dans la journée de vendredi mais précisent que les bruits sur l'existence de victimes civiles avaient commencé à circuler dans les couloirs de la mission dès vendredi soir. Un nouveau témoignage, cité mercredi par le Figaro et le Monde, confirme l'existence de ces observateurs fantômes. Il vient d'un autre journaliste français qui, par hasard, a pénétré dans Racak après le combat ce vendredi soir-là. Il a vu trois véhicules oranges de l'OSCE et des observateurs s'entretenir calmement avec des Albanais et leur demander s'il y avait des blessés. Il les a vus un peu plus tard évacuer des blessés légers et se dire «incapables d'évaluer le bilan des combats».

Un autre fait troublant est la confusion sur le nombre des morts. Un enquêteur de l'OSCE dit en avoir vu 38, tous en vêtements civils. Walker a parlé de 45. L'UCK dit avoir perdu 8 hommes. Personne ne mentionne avoir vu les corps de ces combattants. Le dimanche, ce sont 40 corps qui sont exposés dans la mosquée.

Ces faits inquiètent. Si les habitants étaient dans le village le vendredi soir, pourquoi n'ont-ils pas alerté les observateurs, pourquoi personne n'a-t-il fait état de femmes enfermées dans les caves ? Si les villageois ont réellement informé les observateurs que 24 hommes avaient été emmenés, pourquoi l'OSCE ne dit-elle pas où ils ont eu cette information ni qui étaient ces observateurs, et pourquoi insiste-t-elle sur le fait qu'aucune de ses équipes n'a été dans le village cette fameuse soirée.

Le Figaro et le Monde ont révélé hier - ce que confirme l'OSCE - qu'une équipe de l'agence américaine APTV était entrée vendredi à Racak avec la police serbe qui l'y avait invitée. Les journalistes qui on vu le film disent qu'il montre un village vide d'habitants et des policiers pris sous les tirs.

6. Une manipulation est-elle possible?

Plus de douze heures ont séparé la fin des combats et le retour de certains habitants dans le village de la découverte des corps, le lendemain. Un temps qui, théoriquement, permet une mise en scène. Le fait qu'elle soit possible n'indique pas qu'elle ait eu lieu. S'il y a manipulation, celle-ci peut être totale (morts tués au combat et disposés en scène macabre par les indépendantistes) ou partielle (les victimes du ravin sont des combattants exécutés par les forces serbes après les combats). «Il se peut que les Albanais aient bel et bien été abattus et la scène réarrangée», confiait, perplexe, à Pristina, un diplomate occidental. Car le massacre de civils est plus susceptible d'émouvoir l'opinion que celui de combattants, même si cela aussi est un crime.

7. Qu'est-ce que l'OSCE?

La mission des vérificateurs de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe au Kosovo est la plus importante et la plus difficile jamais attribuée à l'OSCE. Elle doit vérifier que le gouvernement de Belgrade observe les résolutions 1160 et 1199 du Conseil de sécurité. En pratique, la mission est de vérifier le maintien du cessez-le-feu, de surveiller les mouvements de troupe, d'offrir une assistance pour le retour des réfugiés et des personnes déplacées, de superviser les élections, d'aider à réformer les institutions, de former les forces de police, de promouvoir les droits de l'homme et la démocratie. Le coût de la mission est estimé à 204 millions de dollars (174 millions d'euros) pour une année. Le début de la mission remonte à la fin d'octobre 1998. Théoriquement, les vérificateurs devraient être 2 000. Ils sont pour l'heure 870 et n'ont pas encore les moyens d'une présence continue sur le terrain. Organisation hétérogène, l'OSCE est formée à la fois de militaires, de civils, de personnes issues des organisations de défense des droits de l'homme. Parmi les 150 vérificateurs français, tous fonctionnaires, un tiers sont des militaires en civil. La rapidité de la constitution de cette mission explique son manque d'unité pour une tâche difficile. Le but essentiel de ces observateurs non armés est de surveiller un cessez-le-feu qui est en permanence violé. Cette entreprise avait été précédée d'une mission diplomatique européenne, aux prérogatives très limitées, établie en mai 1998, à laquelle s'étaient joints les Etats-Unis et la Russie: la KDOM. Celle-ci a transmis le flambeau au début du mois à l'OSCE, mais certains éléments subsistent, dont l'US-KDOM, la mission américaine.

8. Que peut savoir l'Otan?

Grâce aux avions et satellites espions qui survolent le Kosovo, l'Otan dispose d'importants moyens de renseignements. A l'Otan, on assure simplement que « c'est très difficile, en particulier à cause de la météo ». Depuis octobre 1998, des appareils occidentaux participent à la surveillance du Kosovo dans le cadre de l'opération Eagle Eye. Il s'agit d'avions U2, volant à très haute altitude, d'engins sans pilote (drones) américains Predator et allemands CL 289 et d'appareils de reconnaissance électroniques, comme le C160 Gabriel de l'armée de l'air française. Par ailleurs, le Pentagone a sans doute braqué ses satellites Key Hole-11 et Lacrosse sur le Kosovo, comme la France et l'Italie avec leur engin d'observation Hélios-1.

Que peuvent-ils voir? Leur résolution est «décamétrique»: ils sont capables de distinguer des éléments de moins d'un mètre. Des mouvements de troupes ou de foule dans un village, des combats dans des collines sont donc repérables depuis le ciel. Mais, sauf à être orientés précisément sur Racak au moment des faits, il est peu probable que les moyens Imint (Imagery intelligence - reconnaissance optique) puissent fournir des éléments de preuve définitifs. En revanche, l'écoute des communications (Comint) des forces en présence, grâce aux avions de guerre électroniques et au réseau d'espionnage de la NSA américaine, pourrait se révéler plus profitable. Aucune opération militaire ou policière ne se déroule sans échanges radios, surtout dans un système aussi centralisé que celui des forces yougoslaves. Même les combattants de l'UCK ne peuvent monter des opérations sans communiquer, éventuellement au moyen de téléphones portables. Les enregistrements existent-ils? Que disent-ils? Voilà des questions que Louise Arbour, procureur du tribunal pénal international (TPI), ne manquera pas de poser aux militaires et aux «services» occidentaux.

9. Saura-t-on la vérité?

Seule une enquête indépendante internationale permettrait de faire la lumière. Elle serait difficile car les corps ont déjà été au moins deux fois déplacés (pour être rassemblés dans la mosquée puis pour être transférés à la morgue de Pristina). En tout cas, l'autopsie devrait permettre de déterminer si les corps portent des traces de mutilation ou des impacts, faits post mortem. Les résultats des autopsies conduites par des médecins serbes assistés de légistes de Biélorussie (un pays à la mauvaise image internationale), concluant qu'il n'y a pas eu massacre, ne sont pas très crédibles. Seuls des experts indépendants pourraient là aussi établir s'il n'y a pas eu de nouvelles manipulations. Le film d'APTV, qui montre un village vide d'habitants investi précautionneusement par la police serbe, tandis que des tirs viennent des tranchées tenues par l'UCK sur les collines, peut être considéré comme sujet à caution puisqu'il a été réalisé par des cameramen serbes invités par la police serbe à suivre l'opération. Les journalistes peuvent avoir fait des cadrages excluant des faits qu'ils jugeaient gênants. Un tel film devrait aussi être expertisé et authentifié pour voir s'il a été coupé, ce qui une fois encore est une bonne raison de faire intervenir la justice internationale.


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